CHAPITRE 1
Le messager de Kamiton arriva dans un vaisseau de reconnaissance rapide de type Bébé, et Jerry Short, l’officier de service au hangar, informa immédiatement Zainal de son arrivée imminente et de sa demande d’autorisation d’atterrir. A son tour, Zainal appela Kris, Peter Easley et Dorothy Dwardie, en leur qualité de membres du Conseil d’administration de Botany, pour qu’ils le rejoignent. Il avait de bons rapports avec Kamiton et désirait que tout reste « régulier », expression qu’employait souvent Kris pour dire « transparent ». Il reconnut le signal qu’employait fréquemment Kamiton, et il se prépara donc à de mauvaises nouvelles, mais il n’avertit pas les autres, préférant qu’ils entendent le message sans préjugés. Les nouvelles n’étaient peut-être pas mauvaises. Mais sinon, pourquoi Kamiton aurait-il envoyé un messager, ce qui suggérait qu’il ne tenait pas à émettre sur les lignes de communication de Botany.
Kamiton avait choisi un neveu de Zainal, premier-né de la sœur favorite de Zainal, ce qui confirma son mauvais pressentiment. Comme Kris le faisait souvent, elle compara le nouvel arrivant à son bien-aimé Zainal. Elle ne s’attendait à aucune ressemblance, mais quand le jeune homme, qui devait avoir dans les vingt-cinq ans, s’approcha, elle remarqua qu’il était un peu plus petit que son oncle, mais quand même grand pour un Catteni. Il avait la lourde stature d’un véritable Catteni, né, élevé et adapté à la forte gravité de Catten. Elle ne fut pas étonnée par sa peau grisâtre et ses yeux jaunes. Sous le soleil de Botany, la peau de Zainal avait pris une chaude couleur brun clair, qui faisait paraître Paxel terne par comparaison. Mais c’était dans les traits que leur différence était le plus visible. Elle avait toujours aimé le nez de Zainal, moins charnu que celui de la plupart des Cattenis. Sa bouche était plus attirante, moins épaisse que celle de Paxel, et plus expressive, la renseignant souvent sur son humeur. La bouche était assez sévère pour l’heure, et Kris nota un léger étirement des lèvres, indiquant qu’il trouvait la situation désagréable et voulait en finir au plus vite. Elle soupçonna alors qu’il prévoyait un problème.
C’est pourquoi, en qualité d’un des gouverneurs de Botany, Zainal salua affablement son neveu et lui offrit du café – breuvage dont s’étaient récemment entichés les Cattenis. Paxel sourit, découvrant trois dents en or qui obligèrent Kris à réprimer un sourire étonné. Zainal dissimula sa surprise en présentant Paxel, par son nom et son rang, en commençant par Dwardie.
– Voici le premier-né de ma sœur, l’Emassi Paxel. Je te présente l’Eminente Dame Dwardie, l’Excellente Dame Emassi Kris, et Peter Easley.
Il prit le message que Paxel lui tendit un peu à contrecœur. Il portait le sceau de Kamiton, plus les caractères confirmant que Kubelin et Nittin savaient au moins qu’un message lui était envoyé. Cela n’augurait rien de bon. Du geste, il montra une chaise à Paxel dans le bureau du hangar, puis il rompit le sceau. Il ne put réprimer un grognement de consternation. Quand il eut digéré son contenu, il le jeta à travers la table à
Kris, qui lisait un peu le catteni, quoique pas tous les termes et courtoisies diplomatiques. L’essentiel stipulait, comme écrit en lettres rouges, que « les marchands de Barevi ne céderont pas sans compensation les biens terriens saisis par les capitaines eosis ou cattenis ». Les yeux de Paxel s’étaient emplis d’étonnement, quand Zainal avait montré le message d’abord à Kris plutôt qu’à Peter. Très peu de femmes cattenies étaient consultées sur les questions ayant quelque importance.
– Tu veux dire qu’ils exigent des pots-de-vin pour nous les rendre ? demanda-t-elle, outrée. Et qu’ils ont envoyé la nouvelle par le premier-né de ta sœur pour que tu ne le tues pas sur-le-champ ?
Zainal parvint à ne pas sourire de sa rapidité à comprendre le subterfuge. A travers la table, elle lança le message à Peter.
– Quoi ? fit Dorothy Dwardie, tout aussi indignée, lisant le message par-dessus l’épaule de Peter.
– Les marchands bareviens sont très attachés aux biens de ce monde, dit Kris, qui avait souvent dû traiter avec eux pendant son asservissement sur la planète commerciale, et plus récemment déguisée en officier catteni pendant sa visite clandestine.
– Ça ne leur fait rien de vendre des marchandises volées ? demanda Dorothy, fronçant les sourcils sur le texte que Peter regardait sans y comprendre goutte.
– La plupart de ce qu’ils vendent a été « acquis » d’une façon ou d’une autre, dit Kris surveillant la réaction de Paxel.
– Le commerce est au point mort maintenant qu’il n’y a plus de matériel provenant de… (Paxel s’éclaircit la gorge) la technologie des Eosis.
– La technologie ? s’écria Peter, foudroyant le jeune homme du regard.
– Terminologie polie pour « acquisition forcée », dit Kris avec calme. Toutefois, sachant comment Barevi fonctionne, ça ne me surprend pas, ajouta-t-elle, montrant le message. Je ne pensais pas que nous obtiendrions quoi que ce soit sans un quid pro quo.
– Un quoi ? demanda Zainal, fronçant les sourcils à ces mots inconnus.
– Vieille expression latine. Quelque chose en échange d’autre chose, lui dit-elle à voix basse.
– Mais ce butin doit nous être rendu, rétorqua Peter, puisque les chaînes de production de pièces essentielles ne fonctionnent plus. Les pièces détachées que les Cattenis ont « acquises » pourraient remettre en état beaucoup de véhicules inutilisables.
– D’accord sur la nécessité de rentrer en possession de ces pièces, surtout des éléments de communication, dit Kris.
– Le commerce est au point mort sur Barevi, et les marchands refusent de livrer leurs marchandises, répéta Paxel, comme si c’était l’idée la plus importante.
– Même si nous utilisons les mêmes technologies.., commença Peter.
Kris l’interrompit du geste.
– C’est un bel exemple de psychologie cattenie, dit-elle, souriant à Paxel.
Etre premier-né conférait à Paxel une certaine protection en ce qui concernait son traitement de messager, mais Kris n’avait pas l’intention de mâcher ses mots ni d’échanger des politesses hypocrites.
– « C’est largué, ça reste », jusqu’à ce que ce soit payé d’une façon ou d’une autre, reprit-elle, parodiant facétieusement leur devise en un effort pour détendre l’atmosphère.
– On nous avait promis la restitution des matériels enlevés par la force dans les usines terriennes, dit Peter.
Elle le gratifia d’un long regard appuyé.
– Les marchands exigent des compensations.
– C’est de la piraterie, dit Dorothy, tout aussi contrariée.
– C’est du business, dit Kris. Je les connais. Marchander est un mode de vie. De plus, nous avons profité de beaucoup d’articles piratés rapportés par la première expédition sur Barevi.
Kris la fit taire du regard. Dorothy n’avait sans doute pas considéré ces acquisitions comme du vol, puisqu’elles avaient été payées, du moins au marché de Barevi. Mais Kris se demandait si les marchands avaient été payés pour ces articles portés au compte d’un faux vaisseau catteni. Bon, c’était le problème des comptables cattenis.
– Mais Kamiton…, commença Peter.
– Le Suprême Emassi Kamiton a fait de bonne foi une promesse qu’à son grand regret il ne peut pas tenir maintenant, dit Paxel. Il essaie de résoudre une situation délicate pour tous ceux qu’elle concerne.
Il s’inclina devant Zainal avec respect.
Zainal fut impressionné par l’assurance de Paxel, et il s’efforça de dissimuler sa déception en s’apercevant que ses plans, peut-être trop ambitieux, étaient contrariés par les exigences des Bareviens. Etablir des lignes de communication faciles entre Botany et la Terre était vital, car les connexions actuelles étaient fragiles et sujettes à plus de délais que n’en justifiait la distance. La technique de communication par « giclées », développée pour le contact avec la colonie martienne, était idéale pour envoyer des tas de messages de la Terre à Botany et réduisait, dans une certaine mesure, le temps de transmission, mais il avait espéré créer des liens similaires avec les autres mondes coloniaux forcés, ce qui consoliderait la position de Botany dans le nouvel équilibre des puissances de cette partie de la galaxie
– à tout le moins grâce à des contacts avec des mondes peuplés de Terriens à la même mentalité.
La restauration de quelques manufactures de base de l’industrie alimentaire, minoteries et conservation des aliments, était essentielle, non seulement pour relancer les économies locales et réparer les infrastructures urbaines dévastées, mais aussi pour fournir des marchandises aux marchés de Barevi, où régnait actuellement la plus grande pénurie. De plus, devoir payer une rançon pour des matériels inutiles aux Bareviens et que leurs marchands conservaient dans leurs entrepôts constituait une autre insulte. La réparation et la remise en service des sources d’énergie annihilées lors de l’invasion cattenie, ou plus tard quand les Forces de la Résistance avaient tenté de chasser les Cattenis de la Terre, étaient d’importance capitale. Le rétablissement de communications faciles était vital pour l’effort de reconstruction. Il était impératif de savoir où les secours étaient le plus indispensables et comment participer au règlement des urgences locales. Les priorités devaient être établies par des experts et, pour ce faire, des informations locales étaient essentielles. Il aurait aimé voir des satellites de communication au-dessus des neuf autres mondes cattenis, et avoir des liens avec Catten et Barevi. Il sourit à Paxel : les messages seraient plus faciles à envoyer et moins dangereux à porter. Il se demanda fugitivement si Kamiton avait prévu les problèmes qu’il rencontrerait en sa qualité de nouveau chef des Cattenis. Certainement, quand Kamiton avait promis de restituer les matériels pillés
– et Zainal avait spécifiquement mentionné ce qui avait été transporté sur Barevi, car il savait déjà quels biens étaient exposés sur ses marchés –, Zainal avait douté, même alors, qu’il fût possible de les récupérer facilement. A l’évidence, Kamiton ne jouissait par d’un aussi grand soutien qu’il l’avait prévu ou que
Zainal l’avait espéré. C’est pourquoi il se débarrassait du problème sur Zainal.
Zainal pouvait fulminer et menacer, mais comme il n’avait aucune possibilité de représailles et pas d’armée, ce ne seraient que de vaines menaces. Zainal n’avait aucun moyen de forcer Kamiton à tenir sa promesse. Sa priorité avait été d’assurer en toute sécurité l’autonomie de Botany et celle des autres mondes coloniaux forcés occupés par des Terriens. La puissance militaire des Cattenis était intacte, même si les Eosis avaient été détruits et que Botany n’avait aucun espoir de victoire contre la formidable flotte cattenie – surtout depuis que la remarquable « bulle » indestructible des Fermiers avait été retirée de l’espace entourant Botany. Kamiton n’aurait pas permis l’existence d’une Botany armée et prête à se défendre, et Zainal n’y avait pas fait allusion. A la place, il s’était occupé à faire rentrer les émigrants forcés dans leur monde natal – s’ils le désiraient – et à assurer leur indépendance par rapport aux Cattenis s’ils choisissaient de rester. Botany était la plus vivable et développée des colonies forcées, de sorte que cela avait constitué une concession de la part de Kamiton. Concession sans doute critiquée et réexaminée par les Cattenis conservateurs à présent au pouvoir dans leur monde natal.
– Mais nous n’avons que des produits alimentaires pour racheter les biens qu’il nous faut, dit Dorothy, ajoutant : Enfin, si nous avons bien compris ce que tu dis. Un quid pro quo. Quelque chose en échange d’autre chose.
– Rançon est le mot juste, Dorothy, dit Zainal, la saluant de la tête.
– Et en conscience, nous ne pouvons pas mettre à contribution les réserves des Fermiers, répliqua Kris qui, avec Zainal, s’opposait fermement à de tels agissements. Au moins pas dans ce contexte. Nourrir les affamés sur notre monde, c’est une chose.
– Et nourrir les affamés de Barevi en est une autre, dit Peter avec conviction. N’avons-nous rien d’autre pour faire du troc ?
Kris remarqua que Peter était fasciné par les dents en or de Paxel.
– Voyons ce que Miller a en stock.
Elle hocha la tête, comprenant où il voulait en venir.
– Une once contre quelle quantité de matériel ? demanda Zainal, suivant sa pensée. Kris, voudrais-tu avoir la gentillesse de contacter Mike ? dit-il, montrant de la tête le poste de communications principal du hangar. Il faut d’abord savoir de quoi nous disposons. Et, Paxel, peut-être aurais-tu la bonté de nous suggérer des matières premières ?
Kris sourit à Paxel et se leva avec grâce.
– Je reviens tout de suite.
Elle ne put s’empêcher d’adopter une démarche provocante, car Paxel la regardait avec intérêt. Elle ne tirait pas vanité de sa longue et mince silhouette, ni de sa coiffure séduisante. Elle ne se considérait pas comme belle, même si Zainal lui affirmait souvent qu’elle l’était, mais elle se savait agréable à regarder.
Elle s’avança dans le hangar principal où était assis Jerry Short, l’air extrêmement nerveux.
– Tout va bien, Jerry, nous n’allons pas tuer le messager, dit-elle avec un grand sourire.
– Il paraît que les Eosis le faisaient tout le temps, dit-il, pas totalement rassuré.
– Le Catteni est un neveu de Zainal.
– Je ne crois pas que ça aurait gêné les Eosis.
– Moi non plus, mais Zainal n’est pas Eosien. Veux-tu voir si tu peux contacter Mike ?
– Mike Miller ?
Kris s’assit sur la plus confortable des trois chaises branlantes faisant face à l’unité-com.
– Lui-même.
– Pourquoi ? On a besoin d’or pour les dents ? demanda Jerry par-dessus son épaule tout en cherchant le numéro de l’unité-com de Miller puis le tapant sur son clavier.
– Tu sais que c’est une très bonne idée, Jerry.
L’une de ses priorités secrètes était d’acquérir de nouvelles chaises pour ce poste de travail, afin que plus personne n’ait de problèmes de dos et de coccyx après les longues heures de service.
– Je me demande combien de paquets de pièces détachées nous pourrions obtenir pour une once de poudre d’or.
– Combien d’or faut-il pour faire une couronne dentaire ?
– Est-ce que nous avons des dentistes sur nos listes ?
Jerry tapa une séquence sur un autre clavier.
– Je vais voir, dit-il.
Au même instant, la voix graillonneuse de Miller répondit à leur appel.
– Ici, Miller. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Mike était de bonne humeur, reconnut Kris à cette aimable salutation. Et regretta d’y mettre fin.
– Ici Kris. Et il s’agit encore de ce que je peux te soutirer, Mike. Je t’en supplie. As-tu extrait des métaux assez précieux pour que nous rachetions nos matériels aux marchands de Barevi ?
– Quoi ?
Ce simple mot rappela à Kris que Miller avait une réputation de bagarreur. C’était un costaud, qui avait consacré sa vie à de durs travaux physiques et qui, dans une bagarre, aurait tenu tête même à un Catteni.
Peut-être devrait-elle l’emmener avec eux sur Barevi. Mais pour la même raison, peut-être pas. Zainal n’avait pas parlé d’une mission d’importance, mais elle savait qu’elle serait nécessaire et exigerait la présence de tous ceux qui connaissaient le catteni.
– D’après mes informations, ils n’ont que des matériels pillés sur la Terre. Et ils devaient nous les rendre.
– C’était l’idée originelle mais, à l’évidence, ils se sont ravisés.
– Je croyais que Zainal avait trouvé le moyen de les obliger à tenir parole, dit Mike, jurant entre ses dents.
– Ils ont des caisses de pièces que nous pouvons utiliser, mais ils ne veulent pas les lâcher sans compensation. Alors il faudra nous limiter et payer pour ce qui nous est le plus nécessaire, Mike. Ça ne me plaît pas plus qu’à toi, et Zainal est apoplectique.
Ce qui était exagéré, mais elle savait que Zainal était très mécontent de la situation. Les Terriens avaient dû avaler quantité de couleuvres depuis l’invasion des Cattenis, et beaucoup avaient connu pire.
– Tu es en veine, Kris. Nous avons extrait des diamants de la coulée découverte par Sergei. Des pierres magnifiques. Les collectionneurs les paieraient une fortune, ajouta-t-il, avec une inflexion trahissant une immense curiosité. Non taillées, bien sûr, mais c’est l’« eau » qui est importante. Laisse à d’autres le soin de les tailler pour en tirer le meilleur parti. Je ne pensais pas qu’elles pourraient nous servir, alors je me suis concentré sur les diamants industriels. Personne ici ne voudrait dépenser les crédits de la colonie pour les grosses pierres.
– Pourquoi ? Tu pourrais en trouver d’autres ?
– Pour quoi faire ? C’étaient les Eosis qui faisaient main basse sur les gemmes dans l’économie des Cattenis. Et ils sont tous morts, il paraît.
– Je me demande qui voudrait des gemmes, maintenant qu’ils ne sont plus là.
– Bonne question, Kris. Quelqu’un a la réponse ?
– Certains n’étaient pas venus au grand Conseil, et sont bien vivants quelque part dans la galaxie. Mais je doute qu’ils sachent où les autres conservaient leur trésor.
– Iraient-ils quelque part où ils pourraient se faire prendre ? demanda Mike, étonné.
– Peu probable. Tout ce qui m’intéresse, pour le moment, c’est que les marchands bareviens acceptent ce que nous avons à leur offrir en échange de ce qu’il nous faut. On s’occupera de l’éthique plus tard.
– Caveat emptor, donc.
Kris gloussa en entendant du latin pour la deuxième fois de la journée.
– Comme tu dis. As-tu beaucoup d’or ?
– En fait, oui. Bart Crispin a la vue perçante, et il a repéré des pépites et des paillettes dans les cours d’eau voisins. J’ai eu toutes les peines du monde à faire retourner les gars à la mine. Je les laisse prospecter dans la soirée. Il n’y a guère autre chose d’excitant à faire dans le coin.
– Sais-tu un peu de catteni, Mike ? Ou certains de tes mineurs ? On devra peut-être vous réquisitionner pour la mission.
– Ce serait bien de voir de nouvelles têtes, même si ce sont des têtes de salauds de Cattenis. D’ailleurs, si je pigeais ce qu’ils vendent, je pourrais suggérer d’autres matières premières pour obtenir ce dont nous avons besoin.
– Je dirai à Zainal que tu es prêt à participer à la mission de récupération, dit-elle, sachant que Mike ne serait pas le candidat idéal et qu’elle lui rendait peut-être un mauvais service.
Il dirigeait assez facilement les mineurs turbulents. S’il parvenait à garder la tête froide, il pouvait être un atout. Il y avait un autre petit problème, à savoir qu’elle ne pensait pas que les marchands bareviens voudraient traiter avec une femme, sauf pour lui vendre des vivres et des tissus. Elle s’en était tiré la première fois parce qu’elle était en uniforme catteni, et qu’elle avait une autorisation écrite de son capitaine. Mais elle n’avait pas envie de reprendre un déguisement, à moins que ce ne fût absolument nécessaire.
– Tu as combien d’or disponible ?
– Ça dépend du taux de change, mais j’ai plus de trente livres de poudre, un sac de quarante-cinq pépites de grosseurs différentes, et deux lingots fondus pour ne pas perdre les paillettes.
Elle nota rapidement ces données.
– Environ cent livres de chacun des métaux suivants : zinc, étain et cuivre. Il paraît que les Cattenis ont un besoin pressant de matières premières.
– Merci, Mike. Je te rappellerai, dit-elle, mettant fin à la communication.
Elle rassembla ses notes, remercia Jerry de la tête, et retourna au bureau où elle passa le tout à Zainal sans commentaire. Quand elle montra son griffonnage pour « or », elle tapota ses incisives.
– La question essentielle est la suivante, Paxel : si nous apportons de l’or, est-ce que les marchands vendront ?
Le jeune homme se pencha vers lui, écartant les doigts de sa main.
– N’importe quels produits seront les bienvenus en ce moment, dit-il avec un sourire entendu à Zainal. Les Eosis disparus, et aucune nouvelle production en chantier, ils affrontent des difficultés qu’ils n’ont pas connues depuis des décennies.
« Les pauvres ! » se dit Kris en gratifiant Paxel d’un sourire engageant.
– Kamiton peut-il garantir leur coopération ?
Paxel haussa les épaules avec hésitation.
– Il s’attendait à leur coopération avant ça, d’autant plus que vous avez apporté beaucoup d’articles insolites sur les marchés bareviens et qu’ils veulent continuer les importations. Barevi a une réputation à garder, dit-il avec un grand sourire. Alors, ils ont toujours besoin de nouveaux articles pour intriguer et divertir les clients.
– Je n’aurais jamais pensé que la culture des Cattenis était orientée vers la consommation, remarqua Peter.
– Peu leur importe qu’ils ne puissent pas utiliser la moitié de ce qu’ils ont en stock, dit Zainal, se renversant sur sa chaise en souriant. Ils ont toujours exposé une grande variété d’articles.
Paxel lui rendit son sourire.
– Il y a toujours les Emassis à approvisionner. Nos vaisseaux de reconnaissance, comme tu dois le savoir, Zainal, offrent toujours des cadeaux quand ils rencontrent une nouvelle espèce.
– Ah, oui, dit Dorothy avec un sourire acide. Je me suis toujours demandé ce qu’ils avaient offert aux Terriens. Des perles ?
– Ces dossiers sont scellés, dit Paxel, les yeux étincelants.
– Tu penses que quelqu’un vous a vendus aux Cattenis ? lui demanda Zainal avec un regard pénétrant.
– « Amenez-moi à votre chef » n’a jamais été l’entrée en matière d’une flotte d’invasion, dit-elle évasivement. Mais ça ne signifie pas qu’il n’y a pas eu des accords particuliers.
– Quoi qu’ils aient offert, le marché ne devait pas être équitable, dit Peter.
– De la bimbeloterie, sans doute, ou alors des tomahawks et des armes à feu ? dit Dorothy avec un sourire éblouissant.
La référence de Paxel aux éclaireurs et aux vaisseaux de reconnaissance rappela à Zainal un fait très important. Tous les rapports de reconnaissance, de même que l’inventaire du butin et la destination des vaisseaux d’esclaves étaient conservés au Département central du trafic aérien de Barevi, de sorte que toutes les données qu’il leur fallait pour rapatrier des Terriens se trouvaient quelque part sur Barevi. Maintenant qu’il avait une raison légitime d’aller sur Barevi, il pourrait sans doute accomplir bien d’autres choses que récupérer les matériels pillés. Une pépite d’or glissée dans la main ad hoc lui permettrait peut-être de consulter ces dossiers. Le mouvement de la Résistance avait des listes indiquant les vaisseaux qui avaient atterri dans les grands centres de population de la Terre, et il pourrait donc savoir où ces divers astronefs avaient largué leur cargaison. Il rapatrierait ainsi des spécialistes dont leur monde natal avait un besoin vital. Toutefois, il ne savait pas comment effectuer cet échange.
Des hommes mouraient sur les planètes minières. De plus en plus d’esclaves avaient été assignés au programme de « développement » des Eosis, car l’asservissement de nouveaux travailleurs était l’un de leurs buts principaux. Un autre de ces buts était de découvrir de nouvelles planètes possédant les matières premières nécessaires à leurs exigences toujours croissantes. Les Turs avaient été la première espèce raisonnablement intelligente que les Eosis avaient découverte, race presque aussi rebelle que les Cattenis. Les Rugariens s’étaient montrés légèrement plus coopératifs, mais les
Deskis s’étaient révélés physiquement incapables des durs travaux qu’on exigeait des captifs. Les Terriens étaient physiquement mieux adaptés à ce rude labeur. Il serait sans doute difficile de libérer les ouvriers travaillant dans ces mines.
Le voyage sur Barevi lui fournirait peut-être plus d’informations que Kamiton ne désirait lui en communiquer, mais puisqu’on lui en donnait l’occasion, il en profiterait. C’était aussi l’opportunité d’emmener ses fils sur un monde catteni où, espérait-il, ils s’imprégneraient de l’éducation qui leur serait nécessaire une fois adultes. Les Massais les avaient bien éduqués, encourageant leurs dispositions guerrières, mais ce ne serait pas suffisant pour fonctionner dans une culture cattenie. Il leur trouverait un précepteur à l’agence pour l’emploi de Barevi. Il se félicitait qu’ils aient appris l’anglais – bien qu’avec un accent massaï– mais ils devaient acquérir un vocabulaire et des compétences de Cattenis adultes. Kris regrettait toujours de ne pas voir ses fils davantage, et ce serait une bonne occasion. Ils s’étaient endurcis, et elle cesserait de les plaindre et de les traiter avec la douceur des mères terriennes. Non qu’il doutât du sincère désir de Kris d’éduquer correctement les fils de son compagnon. Il avait beaucoup à faire maintenant qu’il était au courant de la situation sur Barevi et de la façon dont Botany pouvait minimiser les problèmes. Il aillait mettre fin à cette entrevue et renvoyer Paxel – indemne – à Kamiton, pas mieux renseigné, espérait-il, sur ce qui se passait sur Botany, sauf qu’il y avait des cargos de style catteni et des KDL sur le champ d’atterrissage.
– Eh bien, Paxel, je suis enchanté de t’avoir vu. Transmets mes salutations à ta mère, ma sœur préférée, et à ton père. Et à Kamiton, bien entendu. Il n’y aura pas de problème si j’arrive dans un vaisseau-cargo catteni, je pense ?
– Aucun. Kamiton m’a demandé de t’y encourager.
– Pour résoudre le problème, sans doute.
– Je crois qu’il espère que tu le résoudras toi-même, dit Paxel, insistant sur le dernier mot, puis il sembla réaliser que ce n’était pas très diplomatique, mais il eut le bon sens de ne pas chercher à rectifier son erreur.
– J’en suis sûr, rétorqua aimablement Zainal en souriant. Attendez-nous dans cinq jours.
– Ou peut-être un peu plus tard, intervint Kris.
Ils auraient grand besoin de l’aide de Chuck Mitford, et peut-être de celle d’autres Botaniens retournés sur la Terre pour participer à la reconstruction.
– Il y a beaucoup de choses à organiser, ajouta-t-elle, d’autant plus que nombre de ceux qui parlent le catteni sont sur la Terre et doivent être rappelés.
– Ce n’est que trop vrai, Paxel.
Paxel acquiesça de la tête.
– C’est à Zainal et à toi, Excellente Dame Emassi, de fixer le moment de votre retour, dit-il, la saluant poliment de la tête, quoique avec raideur.
A l’évidence, il était surpris qu’une femme se mêle à la conversation d’un homme, surtout de quelqu’un de l’étoffe de Zainal. Mais, même sur Catten, les compagnes jouissaient de certains privilèges et il connaissait sans aucun doute sa réputation, puisqu’il lui avait donné son titre catteni.
– Nous allons donc rassembler les membres de notre délégation, dit Zainal, se redressant et regardant Paxel dans les yeux, et informer Kamiton de notre arrivé prochaine sur Barevi, pour régler une fois pour toutes ce problème important. J’ai besoin des codes de sécurité actuellement en usage sur Barevi.
Si Paxel écarquilla les yeux à cette demande, il se contenta de poser la main sur son cœur et de s’incliner une fois de plus.
– Je rentre immédiatement, Emassi.
Récupérant le message qu’il avait apporté, Paxel y griffonna quelques mots et chiffres et le rendit à Zainal.
– Ce code sera valable pendant les cinq prochaines semaines.
Kris pensa que Zainal avait impressionné son jeune neveu et espéra qu’il n’y aurait pas de répercussions quand Paxel transmettrait sa réponse. Zainal lui lança un regard amusé, comme s’il devinait ses pensées, avant de se retourner vers les autres Botaniens.
– Il faut d’abord rappeler ceux qui parlent le catteni et qui sont sur la Terre. Quelqu’un en a la liste ?
Comme cette liste n’existait pas et que Zainal le savait, Kris s’approcha d’un classeur et se mit à feuilleter les documents. Peter tapait rapidement un ordre sur le clavier le plus proche, et Dorothy prenait assidûment des notes.
– Bon voyage, Paxel, et encore mes hommages à ta mère et à ton père, dit Zainal, tandis que Paxel quittait le hangar.
Le jeune homme salua d’un geste de la main au moment où Zainal se retournait pour demander à Kris :
– Parmi ceux qui sont sur la Terre, qui nous serait le plus indispensable ?
– Objectivement, je dirais que Chuck serait inappréciable, dit-elle.
Dorothy, assise un peu plus loin, approuva de la tête avec un grand sourire.
– Il a peut-être pensé à faire une liste des fournitures les plus indispensables. Il vaudrait mieux savoir quelles caisses racheter ? demanda Peter. Inutile d’acheter des oreilles de cochon s’il nous faut des sacs à main.
– Ne serait-il pas plus rapide d’aller sur la Terre avec Bébé chercher les gens qu’il nous faut ? demanda Kris.
– Peut-être sur le long terme, dit Zainal. Nous avons tous une tâche précise. Comme les frères Doyle. J’aurai besoin de Nonante, de Gino, de Mack Dargle, et aussi de toi, Kris, s’il te plaît. Peux-tu quitter ta fille pendant quelque temps ?
Il savait à quel point elle adorait la petite Amy, âgée de six mois, mais elle acquiesça vivement de la tête, le rassurant sur ce point. Cette mission était une priorité. De plus, en son absence, la crèche s’occuperait parfaitement de Zane et d’Amy.
– Et nos militaires ? demanda Peter, faisant référence aux divers généraux et amiraux lâchés sur Botany, et qui participaient activement à la reconstruction de la Terre.
– Hum, fit Zainal, pensif. J’aimerais bien avoir leur avis sur cette histoire de rachat. Surtout celui de Ray Scott et de John Beverly.
– Oui. Scott a une réputation de stratège. Mais il ne parle pas le catteni.
– Non, mais j’apprécie ses idées. Et j’ai besoin de toute l’aide possible en ce moment.
– Bonne idée, dirent en chœur Dorothy et Peter, ce dernier se mordillant les lèvres, signe incontesté de ce que tous avaient baptisé les « cogitations de Peter ».
– Il y a aussi le problème des relations publiques, dit Peter. Nous pouvons toujours aller là-bas avec des biens échangeables, mais comment savoir si les marchands voudront traiter ?
– Kamiton a dit que oui.
– Ha !
Peter se pencha, mains croisées devant lui.
– Il s’est déjà trompé en affirmant qu’il pensait les convaincre de restituer ces biens. Je crois qu’on aura besoin d’autre chose pour y parvenir.
– Qu’est-ce que tu suggères ? demanda Kris.
– J’y réfléchis, dit-il avec un grand sourire.
– Parfait.
– Je regrette qu’on n’ait pas un service de publicité ou une radio publique pour répandre la nouvelle.
– En fait, quelques rumeurs ne seraient pas difficiles à lancer, dit Zainal en souriant.
– C’est ce qu’il nous faut. Comment ?
– Par les gens mêmes avec qui nous voulons commercer.
– Les marchands ?
– Ils font aussi commerce de commérages, dit Zainal avec un sourire ironique. Et répandent les nouvelles.
– Et ? insista Peter.
– Nous pouvons amorcer la pompe, si nous voulons.
– Ainsi, ils convoiteront nos marchandises, dit Peter en se frottant les mains.
– Espérons-le, dit Zainal, légèrement sceptique.
– Si nous les appâtons correctement, ils devraient venir. Surtout s’ils s’orientent vers une société de consommation.
– Nous pourrions aussi leur apporter des spécialités de Botany, dit Kris. Des râblés, par exemple. Vous vous rappelez comme nos réfugiés cattenis en raffolaient ?
– Non, mais je te fais confiance, dit Zainal en souriant, vu qu’il n’était pas sur Botany quand la colonie avait accueilli les familles d’Emassis qui voulaient les mettre en sécurité avant d’attaquer les redoutables Eosis.
– J’étais même parvenu à faire venir les garçons pour chasser avec nous, dit Peter, amusé à ce souvenir.
– Bon, alors il faudrait organiser une grande battue.
– Mais par quoi faut-il commencer ? demanda
Dorothy, tandis que Peter tendait la main vers l’imprimante dont la corbeille contenait plusieurs feuillets. Peut-être par des tubercules. Je soupçonne qu’ils sont rares sur la Terre. Les invasions ne valent rien pour les récoltes.
– Voilà une liste des absents qui parlent le catteni, dit Peter en la tendant à Zainal.
– Et j’ai la liste de produits qu’il serait possible de troquer, dit Kris, montrant les notes prises pendant sa conversation avec Mike Miller.
– Nous avons un dentiste, dit Jerry Short, s’arrêtant sur le seuil. Du nom d’Eric Sachs. Il exerçait à New York. Il est de service à l’hôpital, mais il n’a pas beaucoup d’équipement. Je lui ai demandé de venir dès qu’il pourrait.
– Merci, Jerry.
Zainal examina ses notes, puis fit une pause.
– Comment écrit-on « dentiste » ?
Tous le lui dirent en chœur, et il en prit note, souriant tout en écrivant.
– Merci. Je crois que ces « dentistes » seront très utiles. Et nous pourrons lui trouver un équipement. Il consiste en quoi ?
– Je n’ai jamais eu grand besoin d’un dentiste, sauf pour arracher mes dents de sagesse, dit Kris.
– Moi, si. Vous vous rappelez le sourire Colgate, dit Peter, découvrant des dents d’un blanc éblouissant. Un beau sourire est essentiel dans les relations publiques. C’est pourquoi, afin de préserver l’image que je voulais projeter, j’ai fait mettre des jaquettes à mes incisives, dit-il en les tapotant ; je les ai fait passer en frais professionnels. De bonnes dents sont un investissement pour la vie.
– Et les dents en or ? demanda Kris.
– Cela ne fait pas partie de ma culture, dit-il. Mais c’est une marque d’influence ou d’importance chez certains peuples. Dans le contexte actuel, si ça marche, ce sera merveilleux.
Il se tut, levant la main pour demander le silence.
– Pour être tout à fait opérationnels, nous pourrions aussi fournir le professionnel indispensable.
– Le professionnel indispensable ? dit Zainal, en pleine confusion.
– Emmener avec nous notre dentiste en résidence, pour faire des couronnes sur place ? demanda Kris.
Peter lui répondit d’un grand sourire.
– Mais un dentiste a besoin de quantité d’outils et de fournitures, et nous n’en avons pas.
– Est-ce qu’on n’a pas prévu de passer par la Terre de toute façon ? Nous pourrons y trouver ce qu’il faut.
– Comme ça ! dit Kris, faisant claquer ses doigts.
– Pourquoi pas ? Qui irait voler des équipements dentaires ?
– Logique, concéda-t-elle.
Comme à point nommé, on frappa à la porte qui s’ouvrit d’une poussée.
– Je suis Eric Sachs. Sur la vieille Terre, j’étais dentiste. On m’a dit que vous me demandiez.
– Ah, merci de vous être dépêché, dit Peter, se levant et lui faisant signe d’entrer.
Conscient de la curiosité des autres, il s’avança d’une souple démarche d’athlète vers la chaise que lui indiquait Peter.
De taille moyenne, large d’épaules, ses cheveux noirs coupés en brosse comme le voulait la mode actuelle sur Botany, il avait des traits agréables et des yeux marron qui brillaient d’une intelligence amusée. Il s’assit face à Zainal, allongea les jambes et croisa les mains sur sa taille. Kris remarqua que l’ongle de son pouce gauche était déformé. Il capta son regard et lui sourit.
– Ce n’est pas un patient qui me l’a mordu, dit-il, quoique certains ne s’en soient pas privés. Mais j’avais l’habitude idiote de maintenir en place les plaquettes radio exactement à l’endroit qu’il fallait. Mauvais exemple de sécurité dans le travail, mais très utile pour obtenir des radios bien nettes. Je perdrai sans doute plus que l’ongle, mais…
Il haussa les épaules avec philosophie sur le prix à payer pour cette infraction aux procédures correctes de radiographie.
– Merci, docteur Sachs, dit Zainal. Permets-moi de te poser quelques questions sur des procédés plus qu’importants pour nous actuellement.
– Comme quoi ?
– Est-ce que les dentistes utilisent de l’or pour les couronnes ou les implants ?
– Nous utilisons de l’or à soixante-quinze pour cent, soit dix-huit carats, qui se dilate et se contracte presque comme l’émail dentaire, de sorte que c’est le meilleur matériau. Dans quelques techniques plus récentes, la proportion est de trente pour cent d’or, avec du platine et surtout de l’argent, entre neuf et quarante pour cent.
Zainal lança un regard méfiant à Kris qui, consultant ses notes, constata que le platine était l’un des métaux dont disposait Mike.
– Quel genre d’équipement te faudrait-il pour pratiquer ? demanda Peter. Et est-ce suffisamment transportable pour l’installer n’importe où ?
– Eh bien, comme je n’ai rien actuellement, à part un abaisse-langue et une sonde, n’importe quel bureau fera l’affaire. Il existe des unités dentaires portatives. Les armées voyagent avec, fit-il avec un sourire bon enfant.
A l’évidence, il avait l’intention de s’amuser pendant cette entrevue insolite.
– Saurais-tu où trouver l’équipement qu’il te faut pour un cabinet « fonctionnel » ?
– Sur la Terre, tu veux dire ? fit-il, se penchant vers Zainal avec intérêt.
– Oui et non. Oui pour obtenir les équipements, et non, pas pour pratiquer sur la Terre.
– Qu’est-ce que tu as en tête ? Nous pourrions avoir une bonne installation ici, sur Botany, avec tous ceux qui ont besoin de soins dentaires. J’étais spécialisé en orthodontie.
Zainal regarda Kris, l’air interrogateur.
– En général, l’orthodontie répare les dents fausses ou déformées.
– Les dentiers, dit Eric avec un sourire amical.
– Fausses dents ? Dentiers ? répéta Zainal, ne comprenant pas la différence.
– Quand il faut remplacer les dents perdues à cause de l’âge ou des caries.
– Des caries ?
– Dégénérescence dentaire, répondit vivement Eric, avec un signe d’excuse à Kris, qui le rassura de la main.
– Dégénérescence dentaire ? répéta Zainal, l’air étonné.
– Les Cattenis n’ont pas de problèmes dentaires ? A part la perte des incisives dans vos bagarres ?
– Seulement les dents que nous perdons au combat, répondit Zainal. Qu’est-ce qu’il y a d’autre ?
– Morsures violentes, mauvaise nutrition, manque de calcium, grossesses, trop de sucre raffiné…, dit Eric.
– Si nous obtenions ton équipement, accepterais-tu de… dentifier… les dents des Cattenis ?
– Je n’ai rien contre ton espèce, dit Eric.
Ses yeux brillèrent d’enthousiasme.
– Tu sais, je ne me servirais jamais de mes compétences professionnelles pour causer des douleurs inutiles. Même si, avant d’arriver sur Botany, il m’arrivait de temps en temps d’avoir des pensées vengeresses.
– A ta merci dans ton fauteuil ? dit Kris, souriant à l’idée d’un grand gaillard catteni réduit à l’impuissance dans un fauteuil de dentiste.
Parfois, l’éthique subissait le même sort que d’autres comportements civilisés.
– J’avoue qu’à une certaine époque, je ruminais des représailles fantaisistes. C’est non seulement immature, mais contraire à toute l’éthique dentaire. Cependant, d’après ce que j’ai vu de tes compatriotes, ils n’ont guère besoin de mes services.
– Et les soins cosmétiques ? demanda Kris, montrant une de ses incisives, située à la même place que l’incisive cassée de Zainal.
– Ah, des soins esthétiques ? C’est tout autre chose, et je me pique d’être habile en orthodontie et en réparations cosmétiques.
– Qu’est-ce qu’il te faudrait, en plus de la roulette de base ? demanda Kris.
– Il y aurait toute une liste, répondit-il avec hésitation, mais l’air de plus en plus enthousiaste.
– Tu saurais où trouver ces fournitures sur la Terre ? demanda Kris.
– Je savais où les trouver dans Manhattan, c’est sûr. Mais est-ce qu’elles seront toujours là, je n’en suis pas certain.
– Naturellement.
Suivit un silence qu’Eric rompit le premier.
– Cela a-t-il quelque chose à voir avec la rumeur qui circule, selon laquelle les Cattenis investiraient dans des dents en or ?
Kris éclata de rire, ce qui la détendit, car elle s’était sentie de plus en plus nerveuse, d’une part à l’idée d’avoir à racheter ce qui appartenait de droit à la Terre, et d’autre part parce qu’elle commençait à comprendre cette situation bizarre : proposer aux Cattenis un traitement qu’ils n’avaient certainement pas sur leur monde natal. N’importe quoi pourvu que ça marche !
– Exactement, dit Peter.
Eric frotta ses mains sur son pantalon.
– Alors, je suis votre homme, Zainal, Easley. Et je serai heureux soigner ton incisive, Zainal, après tout ce que tu as fait pour nous, dit-il, frappant sa poitrine de son pouce déformé. Tu pourras juger de mes compétences.
– Nous n’en doutons pas, dit Dorothy, surtout depuis que tu as si bien réparé le dentier de Brenda Samuelson.
– C’était facile. Je n’avais besoin que d’un bon adhésif, dit-il en haussant les épaules. Alors, quand partons-nous ?
– Je suppose qu’il nous faut d’abord établir un plan de vol afin de couvrir le plus de territoires possible dans le plus bref délai. S’il te plaît, établis la liste des articles dont tu as besoin. Et aussi où nous devrons aller dans ce Manhattan…
– Egalement connu sous le nom de New York.
Zainal le regarda vivement.
– Manhattan est le seul endroit où tu peux te procurer ce dont tu as besoin ?
– Non, mais c’est celui que je connais le mieux. Et s’il n’a pas été démoli pendant la Résistance, je devrais pouvoir récupérer sans problème ce que j’avais dans mon cabinet.
– Dis-moi où il se trouve, reprit Zainal, le crayon sur son bloc, et fixant un regard intense sur le Dr Sachs.
– Mon cabinet était dans la Cinquante-neuvième Rue, à Columbus Circle.
– La Cinquante-neuvième Rue ? répéta Peter en écho. Je ne crois pas qu’elle existe encore, docteur Sachs. Tu n’as pas une autre idée ?
– Eh bien, pas mal de dentistes avaient leur cabinet dans le coin.
– Si tu acceptes de nous accompagner dans cette aventure, gloussa Zainal, je crois que nous pourrons trouver ce qu’il te faut et l’emporter.
– L’emporter ?
– Oui, sur Barevi.
Et avant qu’Eric ait eu le temps de poser toutes les questions qui se bousculaient dans sa tête, Peter lui exposa leur projet et en quoi Eric était indispensable pour pousser les marchands à l’action.
– En offrant à ceux qui le désirent des couronnes en or instantanées ? demanda Eric, les yeux pétillants à cette idée. Je dois vous avertir que la confection de couronnes en or ne se fait pas instantanément.
– Le simple fait que tu sois là en tant que spécialiste nous permettra de leur facturer non seulement le métal nécessaire pour faire leurs dents, mais tes compétences, et également de les troquer contre les matériels dont nous avons désespérément besoin et qu’ils ne veulent pas lâcher.
Eric fut stupéfait de ces explications et sourit de toutes ses dents.
– Ça me plaît ! Ça me plaît ! Mais, comme je vous l’ai dit, il faut du temps pour faire des couronnes convenables, et si je dois travailler, j’entends travailler correctement.
– Bien sûr, bien sûr, acquiescèrent Zainal et Peter.
– Je sais où il y a de l’or sur Botany, dit Eric, sautant d’excitation sur sa chaise et prenant des notes. Et il y a aussi du platine, paraît-il.
Il se frotta les mains avec enthousiasme, avant de s’atteler à d’autres griffonnages, qu’il était sans doute le seul à pouvoir déchiffrer.
– Ce qu’il me faut par-dessus tout, dit-il en rougissant avec un sourire penaud, plus que les équipements, ce sont certaines fournitures sans lesquelles je ne pourrai pas réussir. Comme l’alginate, pour prendre de bonnes empreintes, et des accessoires tels que des plateaux pour les faire sécher. Les couronnes sont longues à confectionner. Il faut marteler l’or en feuilles. En fait, c’est assez amusant… bon, vous n’avez pas besoin de tous les détails pour le moment. Mais je me rappelle la boutique où je me servais, et j’imagine que personne n’aura pensé à la piller.
– De l’alginate ? dit Dorothy. C’est une algue. Nous avons des algues en quantité.
– Et aussi un pistolet à mélange pour injecter l’alginate au bon endroit.
Eric frappa dans ses mains.
– Et des tas d’autres choses si je veux faire un travail correct.
– Comment sais-tu que nous avons de l’or et du platine ? demanda Zainal.
– De la même façon que j’ai entendu parler des dents en or des Cattenis, dit Eric. Dites donc, est-ce qu’on pourrait se procurer plus d’un fauteuil dentaire ? Et trouver quelques dentistes de plus pendant qu’on y sera ?
– Ce sera tout ? dit Zainal.
Il repoussa sa chaise et se leva d’un air décidé, rassemblant ses notes et la lettre de Kamiton qu’il semblait relire.
– Kamiton ne saura jamais ce qui a déboulé sur Barevi.
Il sourit, totalement satisfait à cette perspective.
– Hum, Zainal, dit Eric, levant le doigt pour attirer son attention. J’aimerais bien avoir un assistant dentaire. Pour aller plus vite.
Zainal regarda Peter.
– Tu peux t’occuper de ce détail, Peter ? Je vais rassembler ceux qui parlent le catteni et qui sont toujours ici. Il faudra rappeler certains de ceux qui sont encore sur la Terre. On pourra trouver un assistant au cours du voyage. Viendras-tu avec nous ?
– Oui, je crois que je ferais bien de prendre quelques leçons de catteni. Il me faudra donner des instructions simples à mes patients éventuels.
– Comme : « Ouvre la bouche », « ferme-la », « crache » ? demanda Kris, les yeux pétillants d’amusement.
– Et quelques explications élémentaires de ce que je fais. J’aurai aussi besoin d’anesthésiques, comme la novocaïne, la procaïne…
– Oh, tu pourras te passer d’antalgiques, dit Kris, souriant de toutes ses dents. Les Cattenis considèrent une petite douleur comme au-dessous de leur dignité.
– Pas si j’ai à travailler tout à côté d’un nerf. Les Cattenis en ont, je crois.
– Vois ça avec Dane, lui conseilla Kris.
Eric nota le conseil, puis continua à écrire.
– J’aurai besoin de tellement de choses avant même de commencer.
– Une liste de tes fournitures sera un bon début.
– Il y a de bons récupérateurs sur la Terre, remarqua Peter. S’ils existent encore, ils te trouveront tout ce que tu voudras.
Eric attacha sur lui un regard pénétrant.
– Je croyais que la récupération était ce qui nous avait mis dans cette situation ?
– Oh, pas ceux qui feront de la récupération pour nous, dit Peter en souriant. Je vais voir si je peux te trouver un assistant dentaire. Et un technicien. Tu en auras besoin aussi, n’est-ce pas ?
– Si les affaires sont bonnes, oui.
– Oh, elles seront bonnes, dit Zainal avec conviction. Personne ne s’est jamais occupé de restauration dentaire sous les Eosis.
– Est-ce qu’ils avaient des dents ? demanda Kris, frissonnant au souvenir affreux du seul Eosi grotesque qu’elle eût jamais vu.
– Toutes les espèces ont sûrement des dents d’une sorte ou d’une autre, dit Dorothy.
– Les Eosis ne mangeaient pas comme nous. Ils se nourrissaient par une espèce d’ingestion de matière…
– Par osmose ? demanda Eric, stupéfait.
Kris pouffa, et Dorothy haussa les épaules en souriant.
– On en a souvent parlé comme d’un moyen possible d’absorption alimentaire, dit-elle. Mais nous n’avons plus à nous soucier d’eux, n’est-ce pas ?
Zainal eut un regard stupéfait, et Kris fronça les sourcils.
– Tous les Eosis n’ont pas été… euh… éliminés.
– Ils doivent être trop occupés à survivre, dit Zainal, où qu’ils aient trouvé refuge. Et ce ne sera pas tout près.
– Il y a combien de mondes cattenis, Zainal ? demanda Peter.
– Neuf, à ma connaissance. Mais il y en a peut-être de nouveaux. C’est un des détails que je veux découvrir dans les fichiers de Barevi, Peter. Les éclaireurs trouvaient constamment de nouveaux mondes, à exploiter et à coloniser. J’en connais beaucoup, mais pas tous. Et il est essentiel d’avoir des informations précises.
– Les Eosis pourraient-ils avoir trouvé refuge sur l’un des plus éloignés ?
– C’est possible. Mais ils avaient aussi des forteresses sur des lunes adéquates, en plus des planètes. J’ignore absolument où les survivants peuvent être. Mais il serait sage de le découvrir, si nous pouvons.
Peter acquiesça.
– Je vais voir si nous avons d’autres dentistes, assistants et techniciens dentaires sur nos listes.
– Si tu veux bien t’occuper de ce dont auront besoin mes fils, j’irai les chercher tant que j’en ai encore le temps.
– J’aimerais venir avec toi, dit Kris. Je n’en aurai pas pour longtemps à installer deux lits de camp. Mais nous devrions aussi, je crois, apporter quelques cadeaux de remerciement au chef Materu.
– Comme tu voudras, répondit Zainal. Oui, des cadeaux, c’est une bonne idée. Tu peux t’en charger ?
Au souvenir des imprimés multicolores que portaient les Massais, elle se dit qu’il devait y avoir encore au moins une pièce de tissu à motifs floraux dans la cargaison rapportée de leur dernier voyage sur Barevi.
Elle emprunta deux lits de camp à la crèche et dit à Sara McDouall que les fils de Zainal revenaient. Elle dit aussi à Zane qu’il allait voir ses deux demi-frères, tout en cajolant sa fille. Amy était un beau bébé, mais elle ne voyait aucune ressemblance avec elle ou Chuck dans son visage en forme de cœur, à part les yeux bleus et les longues jambes. Léon Dane avait prédit qu’elle serait grande. Kris emprunta une carriole, transporta matelas et couvertures au cottage et les installa dans la salle de séjour. Si les garçons préféraient coucher au grenier construit dans ce but, ils pourraient y monter leur lit le lendemain. Elle mit aussi la pièce de tissu bariolé dans la carriole, et les ceintures de cuir qu’Astrid lui avait conseillées comme cadeau approprié pour le chef.